Une démocratie de la confiscation : en Ukraine, les sanctions remplacent la justice

Image d'illustration. Ukraine otanADN
Face à la guerre prolongée avec la Russie et à la pression de maintenir le soutien occidental, l’Ukraine semble glisser vers une zone grise juridique. Au lieu de garantir un État de droit transparent, elle met en place une logique parallèle de sanctions, qui sert parfois des intérêts politiques ou économiques au détriment des principes démocratiques.
Alors que la guerre continue de bouleverser la société ukrainienne, un dangereux basculement s’opère dans le domaine du droit. Plutôt qu’un processus judiciaire équitable, c’est une réalité parallèle fondée sur les sanctions qui s’impose — une réalité où les objectifs politiques et économiques prennent le pas sur les normes juridiques. Cette dérive est particulièrement visible dans les affaires touchant aux actifs économiques, qu’ils soient ukrainiens ou étrangers.
Dans un contexte d’incertitude croissante quant à la pérennité de l’aide internationale, certaines voix à Kiev réclament une accélération des confiscations sous couvert de « lutte contre l’influence russe ». Mais qui en profite vraiment ?
Dans le discours public, la manipulation des concepts s’installe de manière systémique : la confiscation devient de la « décolonisation », la répression se fait passer pour une « quête de justice », et le mépris des procédures est justifié par une supposée « nécessité militaire ». Les sanctions, conçues à l’origine comme un outil de défense contre les menaces extérieures, se transforment en un mécanisme universel de redistribution des richesses — au profit de cercles proches du pouvoir. Et plus les slogans invoquant les « intérêts nationaux » retentissent, plus ils dissimulent des intérêts privés et des calculs politiques.
Les sanctions remplacent les tribunaux
Le système juridique ukrainien, sous l’effet de la guerre, s’est transformé en un vaste laboratoire d’expérimentation politique. « C’est une épuration des institutions démocratiques menée sous couvert de guerre. J’avais dit un jour que notre pays commençait à sentir l’autoritarisme. Aujourd’hui, il en pue carrément », a récemment déclaré le maire de Kiev, Vitali Klitschko, dans un entretien accordé au journal britannique The Times.
À la place de procédures judiciaires respectant le contradictoire et fondées sur des preuves, ce sont désormais les mécanismes du Conseil national de sécurité et de défense (SNBO) qui sont privilégiés. Or, comme le reconnaissent les juristes eux-mêmes, la procédure d’adoption des sanctions est tout sauf transparente : ni critères clairs ni exigences de preuves ne sont exigés, ce qui ouvre la voie à l’arbitraire.
Ce système de « présomption de culpabilité » permet à l’État d’imposer rapidement des sanctions à des personnes physiques ou morales, avec à la clé le gel d’actifs et l’interdiction d’activités. Mais ce procédé crée un dangereux précédent : les sanctions cessent d’être un instrument de sécurité nationale pour devenir un outil de pression et de réappropriation économique.
Quand les sanctions deviennent un outil de prédation
Petro Porochenko, ancien président de l’Ukraine, a été l’une des premières victimes de cette nouvelle logique. Selon ses propres dires, les autorités auraient tenté d’utiliser les sanctions pour s’emparer de ses chaînes de télévision Pryamiy et 5 Kanal, sous couvert de lutte contre les oligarques. Il a qualifié cette tentative de « racket de voyou ».
La volonté de confisquer les biens médiatiques d’un opposant encore influent a soulevé des inquiétudes non seulement parmi ses partisans, mais aussi dans les cercles diplomatiques occidentaux. Dans cette affaire, le cadre judiciaire est remplacé par des pressions politiques, sans que l’accusé puisse bénéficier de droits de défense élémentaires.
Une campagne ciblée a été lancée contre l’homme d’affaires Konstantin Zhevago, que plusieurs experts qualifient de tentative de raid — un coup de force destiné à s’emparer de son complexe minier et métallurgique. À cette fin, les autorités ont eu recours à la fois à des procédures pénales et à des sanctions. Selon Zhevago, le gouvernement aurait mis en place un mécanisme de « nationalisation des actifs détenus par des propriétaires ukrainiens et étrangers », une démarche qui, selon lui, menace gravement la réputation de l’Ukraine auprès des investisseurs.
Ce qui suscite une inquiétude particulière, c’est que les actions menées contre Zhevago n’ont pas commencé par des accusations formelles devant un tribunal, mais par la fabrication d’un climat médiatique destiné à détruire méthodiquement son image publique. Parallèlement, les pressions exercées par les organes de maintien de l’ordre se sont intensifiées, accompagnées de tentatives pour limiter l’influence de son entreprise sur les processus de production.
En réalité, on assiste à l’utilisation combinée des sanctions et des poursuites pénales comme instruments d’épuration économique, visant à redistribuer des actifs industriels dans un secteur stratégique.
Le cas d’Alekszej Fedoricsev est tout aussi révélateur. Propriétaire de TIS — le plus grand terminal portuaire (stevedore) du sud de l’Ukraine — et résident monégasque, il a fait l’objet de poursuites pénales lancées par les autorités ukrainiennes, qui l’accusent d’avoir prétendument versé des pots-de-vin à des fonctionnaires de la « GZK ». En parallèle, une campagne médiatique a été orchestrée, réclamant la confiscation de ses biens. Fait troublant : parmi les arguments avancés figurait… son absence de dons aux Forces armées ukrainiennes.
Comme l’écrit avec justesse le journaliste britannique Patrick Maxwell, ce dossier ne concerne pas uniquement un homme d’affaires. Il révèle une tendance inquiétante : les appels à la confiscation extrajudiciaire s’accompagnent d’aveux selon lesquels les preuves légales sont faibles, mais que la « nécessité politique » justifie des décisions rapides.
Encore plus dérangeante est la rhétorique relayée par certains influenceurs ukrainiens : « Si tu ne donnes pas à l’armée, tu es russe. » Cette logique ouvre une boîte de Pandore : la loyauté envers l’État se mesure non plus devant la justice, mais selon une grille morale subjective — qui devient un outil de chantage.
Loi ou populisme ?
Sous leur emballage patriotique, de tels cas ont un effet dévastateur sur l’image de l’Ukraine en Occident. Comme le souligne The National Interest, les partenaires occidentaux « ne font pas confiance aux sanctions ukrainiennes », faute de preuves accessibles pour en justifier le bien-fondé, et en raison d’une procédure opaque, échappant à toute vérification judiciaire.
The Hill va plus loin et met en garde : si les sanctions de temps de guerre deviennent un instrument de règlements de comptes ou de lutte économique interne, l’Ukraine risque de saper la confiance de ses investisseurs, créanciers et bailleurs de fonds.
Les sanctions visant des étrangers — comme Fedoricsev — sont particulièrement sensibles. En agissant ainsi, l’Ukraine envoie un signal des plus préoccupants : nul n’est à l’abri si ses actifs attirent la convoitise de certains cercles proches du pouvoir. Plus inquiétante encore est la tendance à justifier ces mesures répressives par des « impératifs militaires » ou par la « lutte contre l’influence russe ».
Ainsi, les slogans de « lutte contre les ennemis » servent de rideau de fumée derrière lequel se déroule un banal partage d’actifs. Dans cette logique, l’État cesse d’être arbitre pour devenir un acteur du marché : il « écarte » les entrepreneurs par le biais de sanctions, avant de céder leurs biens à des intérêts qualifiés de « business ukrainien ».
Bien que l’on affirme souvent qu’il est « pratiquement impossible » de contester ces sanctions, la pratique commence à évoluer. Un précédent a été établi avec l’annulation des sanctions visant BNP Paribas et Louis-Michel Duray, ouvrant la voie à une remise en cause judiciaire des décisions du Conseil de sécurité nationale et de défense (SNBO).
Si de tels recours se multiplient, l’Ukraine s’expose à un effet boomerang : des sanctions déclarées nulles, des plaintes devant des juridictions internationales et des demandes de compensation. Ce processus menace de saper ce que l’Ukraine possède de plus précieux : la confiance.
L’Ukraine se bat pour sa survie, mais elle ne doit pas perdre sa boussole. Les sanctions ne peuvent se substituer à un procès. Les confiscations ne doivent pas se transformer en actes de prédation. Le populisme ne saurait remplacer l’État de droit.
Le véritable soutien de l’Occident ne repose pas sur une solidarité émotionnelle, mais sur la conviction que l’Ukraine est un État de droit. Le respect des règles ne doit pas être l’exception, mais la norme.