Géopolitique pragmatique : l’exemple du Kazakhstan
Peu après avoir fêté les 30 ans de son indépendance, le Kazakhstan a été traversé par une vague d’émeutes au mois de janvier 2022 qui ont fait plus de 200 morts.
Mal connue et peu étudiée dans le monde occidental, la première économie d’Asie centrale combine une vaste superficie et d’immenses réserves d’hydrocarbures et de minerais au carrefour stratégique de la Russie et de la Chine. Le Vice-Ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan, Roman Vassilenko, expose les répercussions des évènements de janvier 2022 et le positionnement stratégique du Kazakhstan sur l’échiquier mondial. Propos recueillis par Louis du Breil le 23 février 2022, au ministère des Affaires étrangères à Nur-Sultan.
Les émeutes de janvier 2022 ont permis à l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) de faire ses preuves sur le terrain pour la première fois. L’opération est une réussite. Les liens entre le Kazakhstan et la Fédération de Russie en sont-ils plus resserrés que jamais ?
Les peuples du Kazakhstan et de la Russie ont toujours eu des relations très étroites. C’est notre voisin le plus proche et nous avons une frontière commune de 7000 km, la plus longue du monde entre deux pays ! Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a 4 millions de Kazakhstanais d’origine russe et environ 650 000 citoyens de la Russie qui appartiennent à l’ethnie kazakhe. Il y a également 10 000 sociétés russes qui travaillent au Kazakhstan.
Nous étions à l’origine de l’Organisation du traité de sécurité collective créée en 1992 à Tachkent. Il faut bien comprendre que le président Tokayev a demandé lui-même l’aide de cette organisation et que les forces déployées venaient de tous les six États membres. Cette mission a été courte, mais importante d’un point de vue psychologique et symbolique. Il y a eu en tout au Kazakhstan 2 030 militaires étrangers qui n’ont pas tiré un seul coup de feu. C’était uniquement une mission de maintien de la paix, le rôle de ces militaires étrangers se cantonnant à protéger des lieux stratégiques. Ils ont ensuite quitté le territoire du pays à la demande du Kazakhstan.
Ceci étant dit, il n’est pas correct de dire que M. Tokayev aurait « une dette » envers M. Poutine ou bien que le Kazakhstan doive quelque chose à la Russie. Ce qui est vrai, c’est que le Kazakhstan et la Russie ont tous deux intérêt à maintenir de bonnes relations dans tous les domaines. Pourquoi les Russes nous ont soutenu ? Parce que la stabilité du Kazakhstan est dans l’intérêt de la Russie. Je voudrais souligner que pendant les trente ans de son indépendance, le Kazakhstan s’est efforcé de promouvoir et mettre en place une politique étrangère multivectorielle. Cette politique, qu’est-ce qu’elle signifie ? Que l’on développe de bonnes relations avec nos pays voisins proches comme la Russie et la Chine, et avec d’autres pays investisseurs comme nos partenaires occidentaux. Il est juste de dire que le Kazakhstan n’est pas un État pro-russe ou pro-chinois ou même pro-occidental. Le Kazakhstan est pro-kazakhstanais ! Nous essayons toujours de protéger les intérêts de notre pays.
La réponse des forces de l’ordre kazakhstanaises face aux émeutiers de janvier a été vivement condamnée dans une résolution du Parlement européen. Comment le gouvernement de Kassym-Jomart Tokayev a réagi à ces accusations ? Les relations avec l’Union européenne en sont-elles substantiellement endommagées ?
Avant tout, nous sommes reconnaissants envers la communauté internationale pour son soutien pendant les évènements de janvier 2022. Bien sûr de la part des voisins proches de la République du Kazakhstan, la Chine et la Russie, mais aussi des pays européens. De manière générale, nous avons constaté une bonne compréhension des évènements au niveau officiel.
Concernant la résolution du Parlement européen, nous considérons qu’elle n’a pas et n’aura pas de conséquences néfastes sur nos relations avec l’Union européenne. Nous croyons que l’adoption de cette résolution s’est faite dans la précipitation et que tous les membres du Parlement n’étaient pas encore prêts à entendre et comprendre nos explications. La résolution a été adoptée avant la publication des résultats de l’enquête officielle lancée à l’initiative du gouvernement kazakhstanais. Aujourd’hui, il y a des personnes et des ONG dans les pays occidentaux qui appellent au lancement d’instructions au niveau international. Mais ces appels reflètent d’une part une méfiance vis-à-vis du système de la protection des droits au Kazakhstan, et d’autre part le problème des double-standards en matière de droits de l’homme. Par exemple, ces mêmes ONG ne réclamaient pas l’organisation d’instructions internationales après la réponse française contre le mouvement des gilets jaunes. Pourquoi ? Parce que la France est une nation qui a de la dignité, tout comme le Kazakhstan a de la dignité et estime qu’il peut instruire tous les évènements qui se sont passés sur son territoire.
Je voudrais aussi dire la chose suivante. Premièrement, l’UE en tant qu’organisation qui comprend 27 pays est notre plus grand partenaire commercial et le plus grand investisseur au Kazakhstan. Elle totalise 40% des échanges de marchandises et 40% des investissements étrangers au Kazakhstan. Il y a actuellement 4 000 sociétés européennes implantées au Kazakhstan ainsi que 2 000 joint-ventures avec des sociétés kazakhstanaises, soit un total de 6 000 entreprises. Les relations entre nos pays sont fondées sur l’Accord de partenariat et de coopération renforcés qui est entré en vigueur le 1er mars 2020 et qui couvre 29 domaines de collaboration. Cet accord fait 300 pages et 70% de son contenu est consacré aux relations commerciales. Il couvre aussi des questions liées à la sécurité, à la santé, aux marchés publics, à la cohérence des standards, etc. La collaboration s’opère dans plusieurs formats comme le conseil de coopération qui se tient régulièrement à Bruxelles au niveau du ministre des Affaires étrangères kazakhstanais et de celui de la présidence de l’UE, cette année avec le ministre français des Affaires étrangères.
Je voudrais enfin souligner qu’au mois de novembre 2021, notre président a rendu visite au président du Conseil européen M. Charles Michel et à la présidente de la Commission européenne Mme Ursula von der Leyen. Le 6 janvier 2022, le président Tokayev a eu une conversation téléphonique avec M. Charles Michel qui voulait savoir ce qui se passait et lui a exprimé son soutien face aux désordres.
Comment le Kazakhstan se positionne-t-il sur la situation en Ukraine ? [Cette question a été posée la veille du début de l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022]
Nous observons bien sûr avec une grande inquiétude les relations entre la Russie et l’Ukraine d’une part, et entre la Russie et les différents pays occidentaux d’autre part. Nous appelons toujours à résoudre les crises internationales par les voies diplomatiques. Il est évident que cette intensification de la tension peut provoquer des conséquences néfastes pour les pays qui sont directement touchés par ce conflit, mais aussi pour des pays comme le Kazakhstan qui sont indirectement touchés. Le Kazakhstan ne reconnaît pas l’indépendance des nouvelles républiques de Donetsk et de Louhansk. Dans une perspective plus large, je pourrais dire que le Kazakhstan ne reconnaît pas les États auto-proclamés comme le Kosovo ou l’Ossétie du Sud, par exemple. Il ne nous reste qu’à appeler à la diplomatie et à la bonne volonté des participants.
Le Kazakhstan est une étape centrale de la Belt and Road Initiative lancée par la République populaire de Chine en 2013. Les investissements chinois dans les pays partenaires des nouvelles routes de la soie sont souvent décriés comme autant de leviers de puissance utilisés par Pékin, notamment par le poids de la dette. Cette méfiance se vérifie-t-elle au Kazakhstan ?
Cette initiative a été lancée par Xi Jinping dans notre capitale en 2013. Bien sûr, le Kazakhstan est intéressé par les projets d’infrastructures avec la Chine. Pourquoi ? Parce que le Kazakhstan, c’est 5 fois la France, soit le 9e pays du monde par sa superficie ; mais c’est aussi une population de seulement 19 millions d’habitants et le plus grand État du monde sans accès à la mer. Il est naturel que nous essayions de diversifier nos marchés au maximum. Depuis 2014, le Kazakhstan s’est lancé dans un programme de construction d’infrastructures qui s’appelle « Nour-Jol» (en kazakh, la Voie claire).
Dans le cadre de ce programme, le Kazakhstan a déjà investi 20 milliards de dollars en constructions d’infrastructures, de voies ferrées, d’autoroutes. Pour vous donner une idée, cela représente 2000 km de chemins de fer construits et 7000 km d’autoroutes réparés. Ce programme a surtout permis de relier l’Est et l’Ouest du pays. En effet, à l’époque soviétique, toutes les infrastructures ont été construites dans la direction du sud-est vers le nord-ouest pour transporter les matières premières du Kazakhstan vers la partie européenne de l’Union soviétique. Il n’y avait donc pas d’infrastructures « horizontales » sur un axe est-ouest. Ce que nous avons construit, c’est la route de la soie à travers le territoire kazakhstanais.
Fin janvier s’est tenu le sommet en ligne Chine – Asie centrale. Lors de ce sommet, notre président a annoncé que, pendant les quatre prochaines années, le Kazakhstan envisageait d’investir 20 milliards de dollars supplémentaires dans le développement des infrastructures de notre pays. Concernant la coopération avec la Chine, il y a 60 projets industriels conjoints en cours de réalisation dans le cadre de notre programme de coopération. Il s’agit avant tout d’investissements chinois et non pas d’emprunts. De manière générale, nos relations commerciales sont équilibrées. Nous exportons d’ailleurs plus vers la Chine que nous importons, notamment du gaz, du pétrole et nos autres ressources minérales.
L’Iran est un voisin direct du Kazakhstan de l’autre côté de la mer Caspienne. Une coopération économique rapprochée est-elle envisageable ?
Un de nos objectifs est de rendre la mer Caspienne accessible à nos marchandises afin qu’elles rejoignent la côte iranienne qui est pour nous la voie la plus courte vers l’océan. Pendant les 30 ans de notre indépendance, nos relations commerciales avec l’Iran se sont développées malgré les restrictions et les sanctions sévères des États-Unis à son égard. Nous avons aussi participé à la réalisation du Joint Comprehensive Plan of Action en 2013 et en 2015 et nous prêtons la plus grande attention aux pourparlers concernant le renouvellement de ce plan d’action. Nous espérons que la diplomatie produira à cet égard des résultats positifs.
En moyenne, les échanges de marchandises entre nos deux pays représentent 2 milliards de dollars par an même s’il y a eu des années compliquées quand l’Iran ne pouvait pas faire de versements bancaires.
Comme autre exemple de notre coopération, nous avons construit un chemin de fer qui relie le Kazakhstan à l’Iran en passant par le Turkménistan. Long de 900 km, il est situé à l’ouest du Kazakhstan le long de la mer Caspienne. Il a permis de relier la ville de Janaozen au Kazakhstan à la ville de Gorgan dans la province iranienne du Golestan en traversant les villes de Gyzylgaya, Bereket, et Etrek au Turkménistan.
Pourquoi le traitement des émeutes du mois de janvier au Kazakhstan a-t-il été aussi sévère et univoque dans les médias occidentaux ?
Par réflexe. La presse soutient toujours la protection des faibles contre les forts. Or selon certains médias, les personnes faibles étaient des citoyens kazakhstanais « sévèrement réprimés par les forces de l’État ». Je voudrais vous présenter certains faits et vous pourrez juger par vous-même s’il s’agissait effectivement de simples manifestations pacifiques.
Ces manifestations ont eu lieu dans 11 régions du Kazakhstan et comprenaient 50 000 personnes au total. À l’ouest du pays, là où elles ont commencé, 20 000 personnes y ont participé. Dans cette région, rien n’a brûlé. Pas de désordre, pas de violence, et la situation s’est résolue calmement grâce aux décisions rapides de la commission gouvernementale qui est parvenue à baisser les prix du gaz suivant les instructions du chef de l’État.
Mais dans la ville d’Almaty où tout avait été préparé d’avance, où il y avait des extrémistes et des marginaux, le scénario fut différent. Dans cette ville, il y a eu trois vagues de manifestions. La première vague était composée de manifestants pacifiques et la police n’a pas eu à intervenir, conformément à ce qu’avait exigé le président de la République et en application de la loi sur les manifestions de paix qui prévoit l’ordre de la tenue de telles manifestations. Ensuite il y a eu une deuxième vague composée de jeunes marginaux qui ont su profiter de la situation. Il s’agissait de maraudeurs qui attaquaient et pillaient des magasins, ainsi que des maisons privées. Au total, 1500 personnes morales et physiques sont considérées comme victimes de ces évènements. Enfin, il y a eu une troisième vague animée par des extrémistes qui, dès le départ, avaient pour objectif la violence. Ces gens-là ont organisé les attaques des magasins de chasse pour récupérer des armes, les attaques contre l’académie du service frontalier, les bureaux de la police, le département du comité de sécurité nationale, l’aéroport d’Almaty, cinq chaines de télévision et ils ont brûlé les bâtiments de la mairie et de la résidence présidentielle d’Almaty. Au total, ils ont volé plus de 3 000 armes, parmi lesquelles 200 fusils d’assaut Kalachnikov, 18 lance-grenades et 60 000 munitions. Est-ce qu’on peut dire sérieusement que ces gens-là étaient des manifestants pacifiques ?
Le 5 janvier, certains dirigeants occidentaux appelaient à établir un dialogue avec ces derniers manifestants. Mais, ce jour-là, quand ces extrémistes ont attaqué les bâtiments officiels, nous avions déjà compris que ce n’étaient pas des manifestants pacifiques mais beaucoup plus dangereux. Aujourd’hui, je pense que tout le monde comprend bien qu’il y avait plusieurs couches dans ces évènements, qu’ils étaient complexes et ne peuvent pas être résumés en quelques mots. Il est maintenant clair que les organisateurs à la source de cette troisième vague essayaient d’un même mouvement de renverser le président Tokayev et d’empêcher la mise en œuvre des réformes libérales qu’il mène depuis ces trois dernières années.
Quatre blocs de réformes ont déjà été réalisés à l’initiative du chef de l’État. Actuellement, le message du président au peuple du Kazakhstan est en cours de préparation. Mi-mars, il exposera un programme de réformes systémiques. Désormais, alors que nous recevons déjà le soutien de la part des personnes officielles comme l’ambassadeur de France au Kazakhstan, les pays occidentaux doivent soutenir le Kazakhstan dans la réalisation de ces réformes.
Les réformes seront politiques et économiques mais ce qui est important c’est la démonopolisation dans tous les domaines : multipartisme en politique, et conditions d’apparition d’une nouvelle couche d’entrepreneurs en économie. Pour créer un Kazakhstan plus équitable, le président Tokayev propose de créer les conditions pour résorber les inégalités économiques. Bien sûr, tout le monde attend également les résultats de l’enquête qui seront annoncés probablement au même moment.
La France a annoncé la création d’un nouveau plan de construction de réacteurs nucléaires voici quelques semaines. Pour alimenter ces centrales, elle va avoir besoin d’augmenter considérablement ses achats d’uranium. Le Kazakhstan étant la deuxième réserve et le premier producteur mondial d’uranium, peut-on présager d’une coopération économique renforcée entre les deux pays ?
Nous avons beaucoup d’uranium. À eux trois, le Kazakhstan, l’Australie et le Canada possèdent 75% des réserves mondiales. Depuis deux ans, le Kazakhstan est devenu le plus grand producteur et exportateur d’uranium au monde. D’après nos évaluations, l’uranium actuellement disponible suffira pour les prochaines décennies à venir. Je ne peux pas donner de chiffres précis, peut-être pour 100 années, peut-être plus.
Nous discutons aussi de la construction de centrales nucléaires car nous avons certes beaucoup d’uranium naturel mais aussi les moyens techniques de produire certaines pièces de l’assemblage des centrales nucléaires comme les barres de bore, par exemple dans la ville d’Öskemen à l’est du pays.
Les relations fructueuses et stables avec la France et l’UE sont dans notre intérêt, tout comme les relations stables avec un Kazakhstan stable sont dans leur intérêt. Les 30 dernières années de nos relations témoignent que nous pouvons nous considérer comme des partenaires fiables. En 2020, à l’initiative du président Macron, nous avons signé la feuille de route de la coopération pour les 10 prochaines années qui prévoit aussi la coopération dans le domaine nucléaire. En 2008, la France était le premier pays européen à signer avec le Kazakhstan un traité de partenariat stratégique. Il n’y a pas lieu de croire que nos relations ne se renforcent pas et que notre coopération ne continue pas à être mutuellement fructueuse.